Partagez et enrichissez ce contenu avec votre perception

Alexandre Negrus : "la géopolitique est devenue une matière première essentielle" pour les entreprises

Le Président de l'Institut d'études de géopolitique appliquée nous a accordé une interview, à un peu plus d'un mois de notre Université d'été, dont l'IEGA est partenaire. Ce think tank, fondé en 2015, accompagne entreprises, institutions et décideurs dans la compréhension et l’anticipation des grands bouleversements géopolitiques contemporains. Dans cet entretien, Alexandre Negrus revient sur la montée en puissance de la dimension géopolitique dans les décisions stratégiques des entreprises, les nouveaux risques et les opportunités liés à un monde en recomposition.

Le 01 août 2025 Illustration Alexandre Negrus : "la géopolitique est devenue une matière première essentielle" pour les entreprises
Partagez et enrichissez ce contenu avec votre perception

Pouvez-vous présenter en quelques mots l’Institut d’études de géopolitique appliquée (Iega) ?

 

Alexandre Negrus : l’Institut d’études de géopolitique appliquée (Iega) est un think tank fondé en 2015, reconnu pour son expertise dans l’analyse des relations internationales, des dynamiques diplomatiques et des enjeux géopolitiques contemporains. Organisme d’intérêt général, l’Iega a pour mission d’éclairer les acteurs publics, privés et institutionnels grâce à une production analytique rigoureuse et indépendante.

Nous combinons recherche, conseil stratégique et formation pour permettre à nos partenaires, qu’ils soient économiques, diplomatiques ou institutionnels, d’intégrer les dynamiques géopolitiques dans leur prise de décision. Dans un monde où la mondialisation se transforme en fragmentation, la géopolitique devient une variable stratégique incontournable, qui irrigue toutes les strates de l’organisation.


Quel est l’objectif de votre action vis-à-vis des entreprises ?

 

Alexandre Negrus : dans un environnement où l’aléa géopolitique s’intensifie et impacte désormais l’ensemble des fonctions de l’entreprise (stratégie, RH, juridique, conformité, cybersécurité, export control) notre mission est d’outiller les décideurs pour qu’ils puissent transformer l’information géopolitique en action stratégique.

À travers nos programmes, nous produisons des analyses multi-niveaux (locales, régionales, globales) fondées sur des données objectives, afin de soutenir la prévision stratégique, renforcer la résilience des organisations et exploiter les opportunités offertes par le contexte international. La géopolitique n’est pas seulement un facteur de risque. C’est une grille de lecture du monde, un levier pour mieux comprendre ses tensions mais aussi ses potentiels.

 

Quels types de problématiques traitez-vous ? Avez-vous un exemple concret ?


Alexandre Negrus : nous intervenons sur des problématiques très variées : évolution de la réglementation internationale, sanctions extraterritoriales, tensions diplomatiques affectant les investissements, découplage technologique, ou encore cartographie des dépendances critiques.

Par exemple, nous avons récemment accompagné une entreprise industrielle française souhaitant s’implanter en Afrique de l’Ouest. Grâce à une analyse croisée (diplomatique, sécuritaire, économique) à différentes échelles, nous avons mis en évidence des zones de risques sous-estimées et identifié des opportunités de partenariats institutionnels locaux. Ce travail a permis à l’entreprise de revoir son positionnement et d’ancrer sa stratégie dans une lecture contextuelle précise du territoire. C’est exactement cette capacité à déboucher sur des livrables concrets, opérationnels et intégrés qui distingue notre approche. Notre travail ne consiste pas à faire du risque pays, mais à effectuer un travail rigoureux de prévision pour proposer aux entreprises la meilleure projection possible.

 

Avez-vous constaté une augmentation des demandes ces dernières années ?


Alexandre Negrus : oui, très clairement. Le monde économique évolue désormais dans ce que certains appellent une ère de post-mondialisation, où les interdépendances économiques ne sont plus uniquement sources de croissance, mais peuvent devenir zones de vulnérabilité stratégique.

Cette prise de conscience accélère : l’invasion de l’Ukraine, la guerre au Moyen-Orient, les sanctions massives, la guerre technologique sino-américaine, les risques sur Taïwan, les ruptures d’approvisionnement ont brutalement ramené la géopolitique dans le cœur des COMEX. De plus en plus d’entreprises cherchent donc à se structurer, à internaliser cette fonction, voire à la confier à un Chief Geopolitical Officer (CGO) dédié ou réparti entre stratégie, sûreté, affaires publiques et conformité.
 

Anticipez-vous une intensification de cette demande à l’avenir ?
 

Alexandre Negrus : sans aucun doute. Le monde est devenu plus brutal, plus polarisé et plus incertain. Les logiques d’affrontement géoéconomique, la militarisation du commerce, la complexité croissante des sanctions ou l’extraterritorialité des normes appellent une montée en compétence des entreprises.

La compétitivité ne repose plus seulement sur la performance industrielle ou financière, mais aussi sur la capacité à observer, orienter, décider et agir dans un environnement stratégique mouvant. La géopolitique est devenue une matière première essentielle.


Quelle est votre définition de la géopolitique ?
 

Alexandre Negrus : la géopolitique est l’étude des rapports de pouvoir dans l’espace, à toutes les échelles. Elle analyse comment des facteurs politiques, économiques, culturels ou environnementaux influencent les équilibres internationaux. C’est aussi une lecture stratégique du monde, qui permet d’articuler menaces, vulnérabilités et opportunités à partir de la réalité des territoires.

 

Pourquoi la géopolitique est-elle devenue un enjeu si fort pour les entreprises aujourd’hui ?
 

Alexandre Negrus : parce qu’elle irrigue désormais tous les leviers de création ou de destruction de valeur. Elle conditionne l’accès aux ressources, aux marchés, aux talents et aux technologies. Elle influe sur la fiscalité, les chaînes d’approvisionnement, les investissements, ou encore la gouvernance des données.

De plus en plus d’entreprises comprennent que derrière chaque norme, chaque législation, chaque embargo, il y a un rapport de force stratégique. Ce n’est pas un champ abstrait. C’est le réel et il faut s’y confronter pour pouvoir agir plutôt que subir.

 

Est-ce devenu un impératif stratégique pour les dirigeants ?

 

Alexandre Negrus : oui. La géopolitique doit sortir de la logique de crise et entrer dans celle de la gouvernance. Il ne suffit plus d’y être exposé et il faut savoir l’intégrer structurellement. Cela suppose de former les comités exécutifs, de croiser les fonctions (stratégie, risques, affaires publiques, juridique, compliance, etc.) et, surtout, de dépasser la cartographie statique au profit d’une lecture anticipée des ruptures.

Certaines entreprises ont déjà intégré cette fonction en créant un Chief Geopolitical Officer. D’autres y travaillent, souvent de manière diffuse. Mais le sujet devient trop structurant pour rester périphérique.

 

Est-ce un phénomène récent ? Qu’est-ce qui a changé ?


Alexandre Negrus : ce n’est pas un phénomène nouveau, mais nous vivons clairement une bascule. La succession de chocs financiers, sanitaires, climatiques et militaires a révélé la fin d’un cycle. Les fractures internationales se sont accentuées, les dépendances sont instrumentalisées, la fragmentation du monde est en marche. Nous traversons une période de transformation structurelle du système international.

Nous sommes passés de la mondialisation à la post-mondialisation. Dans ce contexte, l’entreprise est plus que jamais exposée à des risques tout en ayant de nombreuses opportunités à saisir.

 

Quels impacts concrets cela peut-il avoir pour un dirigeant ou un DRH ?
 

Alexandre Negrus : pour un dirigeant, cela signifie repenser la stratégie globale, adapter le modèle économique, relocaliser certaines fonctions critiques, renforcer la résilience contractuelle ou encore reconfigurer les chaînes d’approvisionnement à l’aune de rapports de force géopolitiques.

Pour les RH, la géopolitique devient un sujet à part entière : gestion des expatriés, sûreté, attractivité internationale des talents, intelligence interculturelle, voire anticipation de la désinformation ou de l’instabilité politique dans certaines zones.

Plus globalement, toutes les fonctions sont concernées.
 

Vivons-nous une situation temporaire ou un basculement durable ?
 

Alexandre Negrus : c’est un basculement durable. Le retour des logiques de puissance, la brutalisation des échanges internationaux, l’effritement des instances de régulation multilatérale et la militarisation des chaînes de valeur sont autant de signaux faibles devenus signaux forts.

Nous ne reviendrons pas à un monde "d’avant". Il faut donc changer de posture, mettre en place une vigilance stratégique pérenne et structurer une approche interne, au-delà des dispositifs de veille ou des notes de cabinet. Cela appelle aussi une nouvelle génération de dirigeantes et dirigeants formés à la croisée des sciences politiques et de la stratégie d’entreprise.

 

Est-ce que la géopolitique ne concerne que les multinationales ?
 

Alexandre Negrus : absolument pas. Même une PME locale peut être confrontée à des ruptures d’approvisionnement, à des normes venues d’ailleurs, à des risques cyber orchestrés par des États ou encore à une contrainte de financement liée à des sanctions.

La différence n’est pas dans la taille de l’entreprise, mais dans sa capacité à observer et à réagir. Ce que nous proposons, c’est une méthode pour créer un cadre de réflexion stratégique, même dans des organisations qui n’ont pas de département dédié.
 

La géopolitique semble lointaine pour beaucoup. Est-ce vraiment le cas ?
 

Alexandre Negrus : c’est une illusion que les événements récents ont balayée. Ce n’est pas parce qu’une décision est prise à Washington, Moscou, Pékin ou Bruxelles qu’elle ne vous concerne pas. Ce n’est pas parce qu’un conflit est à des milliers de kilomètres qu’il ne pèse pas sur votre carnet de commandes ou votre trésorerie.

Le contexte géopolitique a des effets systémiques. L’ignorer, c’est risquer de disparaître au profit de ses concurrents stratégiques.

 

Pour prolonger la réflexion, inscrivez-vous à notre Université d'été sur la géopolitique et son impact sur les entreprises, le 5 septembre, à Fontainebleau.

Articles susceptibles de vous plaire

Nos derniers articles

Alexandre Negrus : "la géopolitique est devenue une matière première essentielle" pour les entreprises

Le Président de l'Institut d'études de géopolitique appliquée nous a accordé une interview, à un peu plus d'un mois de notre Université...

Il y a 1 jour
Tour de France : l’exploit de Valentin Paret-Peintre, une masterclass RH

Il aura fallu attendre la 16ᵉ étape du Tour de France pour voir une victoire française. Et quelle étape : au sommet du Mont Ventoux,...

Il y a 8 jours
Florent Parmentier : "L’entreprise doit développer une culture de l’incertitude géopolitique"

Alors que les tensions internationales influencent de plus en plus directement les économies et les décisions des entreprises, la...

Il y a 16 jours

Articles à découvrir

Thomas Chardin : « Il faut que les DRH aient une vraie préoccupation de leurs clients internes »

Thomas Chardin - Fondateur de l'agence Parlons RH

Il y a plus de 7 ans
Arnaud Collery : "Créer une machine à empathie"

Baroudeur pendant près d’une quinzaine d’années, la vie d’Arnaud Collery prend un tout autre sens lors de son expérience dans une tribu...

Il y a environ 7 ans
Faut-il passer à la semaine de 4 jours ?

LDLC, IT Partners, Unilever Nouvelle-Zélande… De nombreuses sociétés ont annoncé leur volonté de passer à la semaine de 4 jours. Il faut...

Il y a plus de 4 ans